Sept heure. Quelle horreur. Était-ce réellement nécessaire ?
... Bien sûr que oui.
Et le réveil sonne, sur cette chanson qui refuse de s'arrêter, malgré les grognements doux et incompréhensibles de la belle. Les cheveux comme un nid de corneille, les yeux encore ensommeillés, elle tâtonne à la recherche de l'objet infernal.
Dure journée, qui commence, pour elle.
En un long soupire résigné elle se lève, virant d'un geste maladroit les draps de flanelle, lâchant un petit bâillement sonore, tel un miaulement de chaton nouveau né. Elle se traine maladroitement jusqu'à la salle de bain miteuse, allume la lumière vintage, et se dévêtit en prenant conscience que sa journée s'entame pleinement.
Elle lâche un petit couinement désabusé, avant de se glisser sous l'eau salvatrice de la douche, chaude et douce, qui détend ses muscles endoloris de la veille.
Lundi.
Une nouvelle journée, d'une nouvelle semaine.
Elle prend le temps de se laver, passant le gant sur sa peau pour se réveiller, lavant ses cheveux emmêlés. Une odeur de vanille flotte autour d'elle, mêlée à celle de l'eau, comme de la rosée fraîche.
La veille, elle finissait de déménager, installant ses meubles et autres breloques dans le petit appartement aux allures insalubres qui lui sert désormais de QG. Le Bronx, ce lieu noir et poussiéreux, qui recèle pourtant de trésors inavouables. Ce quartier chargé d'histoire, des faits oubliés et hors du temps.
Un peu comme elle.
Elle fredonne un air de soul, son préféré, finissant son décapage matinal, se réveillant complètement au son de son autoradio qui se met à fonctionner automatiquement, faisant écho à sa voix.
Sept heure et demi, et la voilà sortie et réveillée, habillée de son jean préféré et d'une simple chemisette blanche, sa seule paire de converses aux pieds. Il fera beau, aujourd'hui, inutile de se vêtir trop chaudement.
Elle attrape une tartine de pain, mettant en route la machine à café, avant de s'installer à sa fenêtre et fixer les rues qui s'animent.
Lundi. Premier jour de la semaine. Premier jour d'emploi dans ce starbuck, non pas celui d'à coté, mais celui en plein centre de Manhattan. Léger soupir.
Elle se demande bien si elle aura le temps, à la pause de midi, pour s'acheter un baggel. Qu'importe, au final. Elle sait déjà que la journée sera longue et qu'il va falloir enchaîner les commandes et les commérages des clients mécontents. Une sorte de vieille habitude, en quelque sorte. Elle connait déjà les ficelles.
Elle mange sa tartine, avant de regarder la pendule à l'effigie de Gros Minet, Sylvestre en soit, son Looney Toons préféré. Elle attrape sa tasse de café et se l'enfile, sans même prendre de le savourer, terminant son décrassage matinal par le passage obligatoire aux toilettes et dans la salle d'eau pour se brosser les dents.
Elle ne prend pas la peine de se maquiller. Comme si cela allait changer quelque chose à ces cernes violacés et sa pâle figure. Elle attrape son sac, celui en cuir où traine son carnet à dessin et ses crayons à papiers 2H, HB, 4B, ses critériums, fusains et sanguines. Elle vérifie que son porte monnaie et son mp3 s'y trouvent de même, avant d'attraper sa veste en jean, son portable et ses clés, éteindre les lumières et filer.
Lorsqu'elle arrive au café, il est 8h30 passé. Un peu en retard, mais au moins a-telle l'excuse valable des transports bondés, auxquels elle n'est pas habituée. Cela et le fait qu'elle se soit perdue en chemin par la même bête idée. Elle s'excuse platement, avant d'aller se changer, troquant son jean confortable pour cet uniforme rose délavé et le tablier blanc cassé. Hideux, en soit. Mais on fait avec ce qu'on a, aucune chance de l'entendre revendiquer un quelconque argument négatif à ce sujet.
Au moins, se dit-elle, elle sait déjà se servir de la machine à café et des instruments présents pour servir les clients ... Un mal pour un bien espère t-elle. Il n'y a plus qu'à prier pour qu'elle ne glisse pas avec ses talons inconfortables. Ces mêmes talons avec lesquels elle ne sait pas marcher.
La matinée fût agitée, comme elle s'en était doutée. Elle n'a pas cassé de verres, à son grand soulagement, mais a en revanche manqué de se tuer une bonne vingtaine de fois. Comment ? Pourquoi ? Les talons, ce fléau. Surtout pour elle et ses chevilles maigres.
Évidemment, elle s'est attirée certaines foudres, faisant rouspéter les clients pressés, de par sa maladresse. Mais certains l'ont au moins aidé, gentiment, l'encourageant silencieusement. Comme quoi, parmi le flot incessant de ces gens de New-York, certains connaissent malgré tout la galanterie et la subtilité.
Zen. Ne pas se mettre à hurler dès la première journée de boulot. Ça ferait tâche, après tout. Et elle n'a pas besoin de cela, surtout pas maintenant. Pas avec le loyer à payer en tout cas.
Elle ne prend sa pause qu'à 14h30, lorsque la bicoque redevient un tant soit peu plus calme et silencieuse. Elle attrape une pomme, dans ses pensées, enlevant ses chaussures inconfortables un instant. Elle la croque en fixant la rue, contemplant la foule de gens pressés qui se tasse et s'active, en retard à un quelconque rendez-vous important.
New-York, hu ? Son père n'aurait pas aimé cela.
Quoi que.
Elle sourit, regagnant un semblant de vitalité en un instant.
Il se serait débrouillé pour voir la vie du bon coté, elle le sait. Certainement en lui montrant qu'elle, au moins, n'avait pas à courir partout.
Non. Courir, elle le ferait demain, dans Central Park, dès le lever du jour, voir bien avant.
Elle croque de nouveau sa pomme, savourant le nectar sucré, le goût tendre dans sa bouche rosée. Elle s'étire, se prend par la suite un café, son second de la journée, et remet les maudits talons pour retourner travailler.
Elle aurait volontiers appelé cela purgatoire, si seulement
il n'était pas entré. L'horloge sonnait victorieusement les quinze heures, soit encore une heure et demi avant qu'elle ne puisse terminer sa journée. Encore une heure et demi à vaciller, sur ces échasses affreuses et douloureuses, dans ces vêtements inconfortables et usées.
Elle soupire en silence, priant le ciel, avant de se diriger vers cette table où l'on lui a demandé un café et deux chocolats. Seulement, parce que c'est toujours ainsi que commence les contes de fées, la commande n'arrive pas à destination. Évidemment que non. Cela aurait été trop bête, si cela avait été le cas.
Elle plaque ce sourire faux sur son visage gracile et marqué par la fatigue, se dirigeant vers les clients d'une démarche hasardeuse qu'elle essaie de rendre sure, inconsciente du futur qui tourne et accélère. Elle trébuche, en effet, malencontreusement sur une serviette laissée sur le sol, en désirant éviter de frôler l'homme nouvellement entré -celui-là même aux cheveux d'un brun foncé qu'elle devine chocolat-, et cela lui suffit pour que son fragile équilibre ne vole en éclat. Le choc, violent, se fait ressentir, et déjà elle sent le liquide brûlant lui transpercer la peau, passant à travers la fine couche de sa chemise, sa jupe rosée virant marron chocolat.
Elle ne grimace pas, ne se rendant pas compte que sa tenue restera tachée qu'importe le nombre de lavages effectués. Elle ne fait même pas attention au fait évident qu'après un coup pareil, elle sera certainement virée.
Non. Tout cela n'est rien, comparé à l'angoisse morbide qui la prend sinueusement, lui broyant la poitrine, tandis qu'elle cherche de ses yeux bleus inquiets ceux de l'homme étranger, frénétiquement.
─ Je ... Je suis désolée ... Vous n'avez rien ?
Elle pose le plateau par terre, doucement, sans plus se préoccuper des véritables convenances. Elle attrape les serviettes qui s'y trouvaient, et les pose là où une tâche sombre se forme sur son vêtement, pressant doucement. L'odeur de café envahit l'espace, lourd et capiteux, amer, contrastant avec la couleur rouge qui colore délicatement ses pommettes, allant néanmoins de pair avec son regard emplit d'effroi qui va et vient, allant de la tâche au regard de l'homme qu'elle a bousculé.
Plus rien n'existe dans la pièce dès à présent. Et au fond, l'ironie du sort voudrait qu'elle devienne dès maintenant cette Alice, venant tout juste de tomber dans ce fameux trou de lapin.